
Sous le cliquetis familier d’un bouton play et le souffle léger de la bande qui tourne, c’est une autre histoire du Hip Hop qui s’écrit. Bien avant les playlists Spotify et les « albums surprise » sur les plateformes, le terme mixtape désignait un objet bien réel : une cassette copiée, bricolée, échangée, passée de main en main, de quartier en quartier. Une techno low-cost, mais un outil ultra-puissant : pour documenter des soirées, lancer des carrières, contourner les majors, bâtir des scènes locales. L’histoire des cassettes et des mixtapes Hip Hop, c’est celle d’une culture qui a refusé d’attendre la validation de l’industrie pour exister.
Petit retour historique
Avant de démarrer, il faut remettre un peu de contexte. Avant l’invention de la K7 audio en 1963 (par Philips) et sa démocratisation durant les années 1970-1980, le disque vinyle était quasiment la seule manière de posséder de la musique au format physique chez soi. Tout était décidé par les maisons de disques : de l’artiste à mettre en avant, aux chansons gravées et jusqu’au nombre d’exemplaires à mettre sur le marché. Elles étaient alors les seules à posséder le matériel nécessaire pour fabriquer les disques, les presser, etc. Impossible à l’époque pour le quidam moyen d’enregistrer lui-même les titres qu’il apprécie. Pour écouter son morceau favori il fallait soit acheter le vinyle soit attendre patiemment que la chanson passe à la radio. Lorsque la cassette arrive, elle redistribue les cartes. Pour un investissement minime (une chaine hi-fi ou une radio portable avec lecteur et quelques cassettes vierges), chacun peut enregistrer directement ce qu’il entend à la radio ou dupliquer une autre K7 et réécouter les sons quand bon lui semble. Le Hip Hop a su profiter de l’opportunité au maximum.
Aux origines : les « party tapes » du Bronx
Au début des années 70, à New York, personne n’appelle encore ça du Hip Hop. On parle de block parties, de jams dans les parcs, de soirées dans les centres communautaires. Les DJ enchaînent funk, soul, disco, jazz, rock, breaks de James Brown ou Parliament, pendant que les MC haranguent la foule. C’est dans cet environnement que naissent les premières cassettes : elles ne sont pas pensées comme des « produits », mais comme des souvenirs prolongés des soirées. Au départ ce sont d’ailleurs le plus souvent les DJ eux-mêmes (DJ Hollywood, DJ Kool Herc …) qui enregistrent leurs propres prestations pour les réécouter plus tard au calme et repérer leurs erreurs, les réactions du public, etc. Ils les recopient alors pour leurs amis, qui les copient à leur tour et ainsi de suite.
Ce sont les fameuses party tapes : des enregistrements de jams ou de fêtes, copiés pour celles et ceux qui n’avaient pas pu venir, ou pour vérifier si « le DJ était vraiment hot » comme on le racontait au quartier. Les cassettes deviennent rapidement un prolongement social de l’événement : on les partage, on commente les transitions, on repère les nouveaux styles des MCs (maitres de ceremonies aka les rappeurs), on s’approprie le son du moment.
Des noms comme les L Brothers, Grandmaster Flash, Cold Crush Brothers circulent ainsi sur bande avant d’entrer dans l’histoire officielle. Ce que les participants entendaient en soirée le week-end… se retrouvait dès le lundi sur des mixtapes vendues dans les rues du quartier, prêtes à être rejouées, rembobinées, disséquées par ceux qui avaient manqué l’évènement. La radio n’a pas de bouton rewind : la cassette, si.

La cassette comme arme du pauvre (mais riche en idées)
La magie de la cassette, c’est aussi son coût et sa simplicité. Là où les studios, les pressages vinyles ou même des platines de DJ restaient hors de portée pour beaucoup, un simple magnétophone double cassette permettait déjà de créer. DJ Bob Rock, par exemple, prolongeait les breaks à la main, recopiés d’une cassette à l’autre, avant de transférer tout ça sur 8‑pistes pour les voitures du quartier. Pas de budget pour des Technics 1200 ? Qu’à cela ne tienne : la cassette devient un simulateur de set, un laboratoire pour ce qui deviendra plus tard le sampling.
Zack Taylor, réalisateur du documentaire Cassette: A Documentary Mixtape (dispo gratuitement sur Youtube, faites vous plaisir !), résume bien l’enjeu : la cassette rend la créativité possible « à l’échelle d’une personne ». Dans ces années-là, l’industrie fait tout pour ignorer, voire étouffer le Hip Hop, jugé « low-class », dangereux, peu rentable. Mais avec une centaine de dollars, un DJ peut acheter une pile de bandes vierges, enregistrer son set du vendredi soir… et vendre ses mixtapes dès le samedi matin sur la 125e rue à Harlem. Pas de contrat, pas de campagnes marketing : juste du son, de la débrouille, et une économie parallèle qui tourne. L’étape suivante a été de vendre directement ces tapes dans les magasins spécialisés (magasins de disques & co).
Certains DJ du début des années 1990 ont fait des valises de cash de cette manière. Ce qui a attiré les rappeurs, qui venaient alors avec leurs propres morceaux qu’ils donnaient gratuitement aux DJ en espérant voir un titre utilisé dans une prochaine mixtape. Et la situation était gagnante pour tout le monde car le DJ pouvait alors à son tour se targuer d’avoir découvert tel artiste avant tout le monde, etc.
Les mixtapes comme encyclopédie vivante de la culture
Les cassettes ne servent pas qu’à fixer un moment : elles cartographient un univers. Chaque tape devient une sorte d’encyclopédie spécialisée. Si on voulait des mix R&B, les fans savaient qu’un DJ comme Finesse, dans le quartier du Queens, sortait R&B Blends Vol. 1, 2, 3… Si un gars du coin partait en camp d’été, il revenait avec des sons de Californie ou d’autres villes, apportés par d’autres jeunes.
La circulation des cassettes dessine ainsi une carte du Hip Hop en temps réel, bien avant Internet : on entend des accents locaux, des styles régionaux, des sélections très ciblées (plus soul ici, plus dancehall là, plus underground ailleurs). Le tout sans filtre institutionnel : les cassettes parlent d’abord à un public de quartier, de communauté, dont elles reflètent les préoccupations, les goûts, les colères.
Même la manière de les écouter est sociale. Il existait notamment ce qui s’appelait les OJs (du nom de l’entreprise The OJ Car Service, une sorte d’Uber avant Uber) qui permettait de louer de grosses voitures (Cadillac, Oldsmobile et autres limousines) et d’autres services comme un chauffeur. Pour aller en club, on veut se montrer, vitres baissées, système audio à fond… avec les dernières mixtapes qui tournent. La cassette n’est plus seulement un support : c’est un signe de statut, un marqueur d’appartenance, un médium mobile de la culture.
Du DJ star de rue au studio : la professionnalisation
Au départ, la mixtape est surtout l’outil du DJ. On achète la tape d’un Kid Capri, Brucie B, Red Alert ou Marley Marl comme on achèterait un billet pour les voir jouer. La voix du DJ, ses shoutouts, ses choix de morceaux, ses cuts et blends créent un univers sonore à part. Parfois, la cassette enregistre le public, les réactions, les noms des gens importants dans la salle … y compris quelques dealers prêts à payer pour qu’on cite leur blaze dans l’intro.
Puis, progressivement, les rappeurs s’invitent au centre du concept. Too Short, MC Hammer et tant d’autres commencent par vendre leurs propres cassettes depuis le coffre de leur voiture, transformant parkings, coins de rue et parkings de concerts en points de distribution. Là encore, la cassette sert d’infrastructure invisible : pas besoin de tirer des vinyles, ni de passer par une maison de disques.
Les DJs, eux, commencent à enregistrer des mixtapes en studio, avec plusieurs MC ; la frontière se brouille entre « tape de rue » et produit quasi commercial. Des labels voudront en profiter : ils engageront des DJ comme Whoo Kid, DJ Clue, DJ Screw ou d’autres pour réaliser des mixtapes complètes autour de leur roster, ce qui donnera aux tapes un statut hybride, entre promo officieuse et véritable objet de catalogue.

Le bras de fer avec l’industrie et la loi
À mesure que les mixtapes Hip Hop gagnent en popularité (et en influence sur les tendances) les majors et la RIAA (Recording Industry Association of America) finissent par réagir. L’exemple le plus connu reste peut-être la descente contre DJ Drama au milieu des années 2000, arrêté et accusé de violation massive du copyright pour sa série Gangsta Grillz en 2007. « Tu ne pouvais pas devenir trop hot, sinon la RIAA entrait en jeu » (McCoy).
Les mixtapes vivent sur une ligne très fine : elles utilisent des instrumentaux, des morceaux existants, des samples pas autorisés officiellement, mais elles font tourner la musique, créent du buzz, lancent des carrières. Mainstream, on doit nettoyer les samples, obtenir des autorisations, viser une rentabilité claire. Sur cassette, on expérimente, on parle au quartier, on documente un moment sans se préoccuper des contraintes légales classiques.
Le cas de The Clipse (le groupe des rappeurs Pusha T & Malice) l’illustre parfaitement. Bloqués contractuellement par Jive alors qu’ils veulent sortir Hell Hath No Fury, ils décident de contourner leur label en sortant la mixtape We Got It 4 Cheap avec DJ Clinton Sparks. 10 000 copies à distribuer, preuve que même à l’ère quasi-industrielle de la mixtape, tout repose encore sur des réseaux humains, informels, créatifs et tenaces.
La mixtape comme laboratoire esthétique et politique
Là où les sorties officielles doivent plaire « largement » et respecter un certain protocole, la mixtape Hip Hop reste le lieu du test, de la provocation, de l’expérimentation. Jehnie Burns, autrice de Mixtape Nostalgia, rapproche cette liberté de celle du punk : la mixtape permet de parler de sujets locaux, de communautés spécifiques, sans avoir à lisser le propos pour plaire à une audience nationale ou internationale.
Pour un artiste, la tape est un terrain d’essai : nouveaux flows, freestyles sur des instrumentaux connus, hommages, attaques envers d’autres rappeurs, suites conceptuelles, formats plus longs ou plus courts. Les erreurs ne sont pas forcément un problème : elles font partie du charme et de l’authenticité. On peut se permettre d’être trop cru, trop expérimental ou trop brut justement parce que ce n’est pas un « album officiel ».
C’est cette flexibilité qui permet, par exemple, à un 50 Cent de se faire remarquer avec des freestyles et remixes agressifs avant même son explosion mainstream, ou à des collectifs entiers de définir un son régional sur bande avant d’être signés. Sans mixtapes, une bonne partie de l’histoire du Hip Hop des années 80–2000 aurait tout simplement disparu ou serait restée invisible. Kendrick Lamar, Wiz Khalifa, Fabulous, Jadakiss, Styles P, Drake, Gucci Mane, Lil’Wayne, Mac Miller, J.Cole, Kid Cudi, Chance The Rapper … tous se sont fait connaitre, ou ont relancés leurs carrières grâce à elles.
Cassettes, nostalgie et renaissance
À la fin des années 90 et dans les années 2000, l’essor du CD, du MP3 puis du streaming donne l’illusion que la cassette a vécu. À tel point que le mot lui-même est considéré comme obsolète par certains dictionnaires. Zack Taylor commence d’ailleurs son documentaire en pensant filmer une sorte de nécrologie de la bande.
Mais là encore, la culture fait un pas de côté. Non seulement des labels indépendants recommencent à sortir des tapes en tirages limités, mais les jeunes générations – qui n’ont parfois jamais connu les cassettes à l’époque – y voient un objet fétiche, tangible, à contre-courant du tout numérique. Des fabricants comme We Are Rewind relancent des walkmans modernes (perso je suis gros fan de la version orange), tout en aluminium, avec batteries lithium et le bluetooth. Pendant que des DJs, des réalisateurs ou des collectionneurs se trimballent encore avec des valisettes pleines de bandes sur leurs sets ou tournages.
La New York Public Library documente ce renouveau dans ses collections et expositions : la cassette n’est pas seulement vue comme un gadget rétro, mais comme une archive vivante de scènes locales, de radios pirates, de concerts introuvables par ailleurs. Chaque bande est un fragment de mémoire que le streaming ne pourra jamais totalement remplacer.
Du ruban magnétique aux playlists, la métamorphose du mot « mixtape »
Aujourd’hui, le terme mixtape dépasse largement la cassette. Il peut désigner une playlist très personnelle, un « street album » non label d’un rappeur, un projet conceptuel publié sur les plateformes mais présenté comme moins officiel qu’un album studio, ou encore un objet physique limité vendu en tournée. Aujourd’hui la plupart des mixtapes sont des albums classiques que l’on ne qualifie pas comme tel par peur du flop, parce qu’il n’est pas assez travaillé, etc.
Cependant, une part des valeurs d’origine persistent :
- curation personnelle – un goût, une vision, un filtre humain
- expérimentation – un espace où l’on se permet ce que l’album ne tolère pas
- communauté – la mixtape parle à un groupe précis avant de parler au marché
Même dans un monde saturé par l’IA, l’algorithme et le flux infini (voir aussi ceux qui décident de quitter Spotify et autres services de streaming musicaux), la mixtape reste perçue comme quelque chose de distinct d’une simple sélection automatique. Les meilleurs DJs de mixtapes Hip Hop agissent comme des « filtres de culture et de vibration » : si leur nom figure sur la jaquette – ou dans le titre d’un mix en ligne – on sait qu’un certain niveau de qualité, de cohérence et de personnalité nous attend.
Une conclusion en forme de boucle : sans cassette, pas de Hip Hop
« Sans mixtapes, il n’y aurait pas de Hip Hop », affirme Paul Paradise Gray du Hip Hop Museum. La phrase peut sembler exagérée, mais elle résume une vérité essentielle : la cassette a été le premier médium massif qui a permis au Hip Hop de se diffuser, de se structurer, de se raconter lui-même en dehors des circuits officiels.
Elle a donné du pouvoir aux DJ, aux MC, aux crews, aux fanzines sonores, aux producteurs de quartier. Elle a permis aux fans de devenir, eux aussi, créateurs – en compilant, réordonnant, remixant la musique qu’ils aimaient. Et même aujourd’hui, alors que le mot « mixtape » flotte entre la nostalgie Gen X, la trap du début 2010 et les playlists de plateformes, son ADN reste le même : un geste de liberté, de collage, d’appropriation.
La cassette Hip Hop n’est pas seulement un objet du passé : c’est un symbole durable d’une culture qui refuse de se laisser enfermer dans un format unique, qu’il soit un vinyle à 33 tours, une application ou un modèle économique. Tant qu’il y aura des jeunes avec des choses à dire et des moyens limités, il y aura des mixtapes – sur bande, en MP3, en cloud ou sous des formes que l’on n’imagine pas encore.








