
L’algorithme a beau tout vouloir prédire, il n’avait clairement pas vu venir ça : depuis quelques temps, une partie du public tourne le dos au streaming illimité pour revenir aux vinyles, aux CD et même aux bons vieux baladeurs MP3. Là où les plateformes promettaient l’abondance illimitée, beaucoup redécouvrent le plaisir du manque choisi, de la collection, de l’objet et de l’écoute attentive. Ce mouvement n’est pas (que) de la nostalgie : il condense des questions de justice pour les artistes, de fatigue algorithmique, de prix, de souveraineté culturelle… et même d’impact écologique.
Comment le streaming a tout balayé
Au début des années 2000, l’industrie musicale vacille sous les coups du piratage, du MP3 sauvage et des sites de téléchargement. Le CD décline, le vinyle devient niche, les majors paniquent. L’arrivée des plateformes de streaming (d’abord Rhapsody, Deezer, puis surtout Spotify, Apple Music et consorts) est présentée comme un compromis historique : accès légal, catalogue immense, abonnement mensuel raisonnable. L’industrie y voit un moyen de reprendre la main, le public y gagne un juke-box infini dans la poche.
En une décennie, le modèle s’impose : dans de nombreux pays, la majorité de l’écoute musicale passe par quelques applis, au point que certains jeunes auditeurs n’ont jamais acheté un album de leur vie. Les playlists éditoriales, les recommandations personnalisées et les algorithmes de découverte deviennent les nouveaux gatekeepers : ce n’est plus le disquaire du coin, mais une interface verte, noire ou blanche qui décide ce qui entre (ou pas) dans votre oreille.
Un pacte bancal pour les artistes
Derrière le confort pour les auditeurs, beaucoup d’artistes tirent la sonnette d’alarme. Le streaming repose majoritairement sur un modèle pro-rata : l’abonnement de chaque utilisateur tombe dans un pot commun redistribué selon la part de streams de chaque titre. Résultat : les plus gros artistes – et surtout les plus gros catalogues – captent l’essentiel, pendant qu’une énorme « longue traîne » de musiciens se contente de miettes.

Au fil des années les médias décrivent à de nombreuses reprises la frustration de musiciens dont les centaines de milliers d’écoutes se traduisent en revenus dérisoires, incapables de couvrir les frais de production. Certains labels indépendants et médias engagés annoncent publiquement quitter Spotify par cohérence politique, refusant d’alimenter une plateforme jugée défavorable aux artistes, trop concentrée et trop orientée vers la musique de fond plutôt que l’écoute attentive.
Le streaming transforme aussi la forme de la musique : morceaux plus courts (si vous vous demandiez pourquoi beaucoup de morceaux ne dépassent plus 3 min), intros immédiates pour éviter le « skip », optimisation pour l’intégration en playlist plutôt que pour la cohérence d’album. Dans son ouvrage sur la « mood machine » Spotify, la journaliste Liz Pelly décrit une écoute de plus en plus utilitaire : musique pour travailler, se concentrer, dormir, en fond sonore & co … plutôt que musique sur laquelle vibrer pleinement.
La lassitude du « tout, tout de suite »
À force d’abondance, un nouveau type de fatigue s’installe : trop de choix, trop de flux, trop de recommandations. Certains auditeurs décrivent une forme de fatigue décisionnelle musicale : on saute d’un morceau à l’autre, on consomme des playlists sans retenir les noms, sans créer de liens durables avec les albums ou les artistes. Et pour eux, l’arrivée des générateurs de musique IA ces derniers mois enfonce le clou.
Plusieurs personnes qui ont quitté les plateformes expliquent ne plus supporter cette sensation d’être « pilotées » par l’algorithme, de voir leurs goûts se modeler sur ce que la machine pousse en avant. Une auditrice raconte qu’elle se surprenait à prendre personnellement un mauvais « Discover Weekly », comme si l’appli lui renvoyait une image ratée d’elle-même. D’autres décrivent la musique en streaming comme un bruit de fond déconnecté de l’objet, de la pochette, du livret, de l’histoire. Sur Reddit, certains membres relatent leur décision de supprimer leurs abonnements pour revenir à des baladeurs MP3 remplis de fichiers soigneusement choisis, décrivant une expérience plus intime, moins dispersée, presque thérapeutique.
Gen Z, MP3 et retour aux objets
Contrairement au cliché du « tout numérique », une frange de la Génération Z mène la fronde. Plusieurs articles et reportages montrent des jeunes adultes qui se désabonnent de Spotify, Apple Music ou YouTube Music, pour acheter des lecteurs MP3 dédiés, des anciens iPod remis à neuf, voire des Sony PSP reconverties en machines à écouter de la musique. Il suffit d’effectuer une recherche sur « i quit spotify » sur YouTube pour voir des dizaines de vidéos récentes sur le sujet.
Des raisons similaires reviennent en boucle :
- envie de séparer les usages (un appareil pour la musique, un autre pour les réseaux) et ainsi réduire la distraction permanente,
- plaisir de « posséder » une bibliothèque locale plutôt que de « louer » un accès mensuel,
- sentiment d’écouter plus attentivement quand le nombre de morceaux embarqués est limité,
- rejet d’une économie de la donnée et de la recommandation algorithmique perçue comme intrusive.
Parallèlement, le vinyle poursuit son spectaculaire retour, et le CD, longtemps moqué, retrouve un certain prestige chez les collectionneurs comme chez des jeunes qui découvrent le plaisir d’acheter un album entier, de le manipuler, de découvrir le livret, de l’afficher chez soi sur une étagère. Loin de tuer le streaming, cette tendance crée un biotope parallèle : on garde parfois un abonnement, mais on réserve l’écoute « importante » à des objets ou des lecteurs dédiés.
Argent, propriété et “rente logicielle”
Le prix est un autre motif récurrent. Les hausses régulières des abonnements, la multiplication des plateformes (audio + vidéo + jeux + cloud) donnent l’impression d’une « rente logicielle » perpétuelle : on paie, mais on ne possède jamais rien. Certains témoignages soulignent qu’ils ont remplacé leur abonnement par l’achat d’un album physique par mois – vinyle ou CD – ce qui coûte à peu près le même prix, tout en construisant une collection tangible.
D’autres invoquent une volonté politique : plutôt que donner une rente à une grande plateforme tech, qui en plus exploite nos données personnelles, ils préfèrent injecter leur argent directement dans des disques achetés dans un magasin local, sur Bandcamp ou en concert. L’idée est simple : un album acheté profite beaucoup plus à l’artiste qu’un an d’écoutes sporadiques en streaming.
Les problèmes du streaming : au-delà de l’argent
Le prix n’est qu’un symptôme. Les principaux irritants se cumulent.
- Algorithmes jugés étouffants : impression de tourner toujours autour des mêmes genres, des mêmes morceaux « playlistables », avec moins de surprises réelles et plus de formatage.
- Sensation de location perpétuelle : si l’abonnement s’arrête, tout disparaît. Aucune trace, aucune collection, sauf quelques playlists orphelines.
- Dimension politique et éthique : critiques des deals avec certaines personnalités ou entreprises, gestion contestée de la désinformation, rémunération des artistes, unionisation difficile, etc., qui amènent des médias et des individus à rompre avec ces plateformes.
- Concentration culturelle : quelques grands acteurs contrôlent l’accès à la musique pour des centaines de millions de personnes. Quitter ces espaces, c’est aussi une façon de diversifier les canaux par lesquels on découvre et soutient les artistes.

Et l’écologie dans tout ça ?
Intuitivement, on pourrait croire que le streaming (immatériel) est plus écologique que des objets en plastique. La réalité est plus nuancée. Des analyses du bilan carbone montrent que :
- la production d’un vinyle engendre environ 2,2 kg de CO₂ par disque,
- un CD autour de 0,172 kg,
- une cassette près de 2,8 kg,
- le streaming, lui, environ 0,055 kg de CO₂ par heure d’écoute, en tenant compte des data centers et des réseaux.
Si l’on écoute un même album des dizaines d’heures en streaming, on finit par dépasser l’empreinte d’un CD physique, mais pas forcément celle d’un vinyle – surtout quand on additionne les achats multiples encouragés par des éditions collector ou variantes marketing. À l’inverse, accumuler des montagnes de vinyles qu’on écoute peu est loin d’être neutre.
En réalité, l’impact environnemental dépend surtout des volumes (heures d’écoute vs nombre d’objets produits) et des comportements d’achat. La résurgence du vinyle et du CD peut être vue comme problématique si elle nourrit l’hyperconsommation (multiplication des éditions, achats impulsifs), mais elle peut aussi, dans certains cas, encourager une écoute plus sobre : moins de titres, plus d’attachement, plus de longévité.
Le retour à l’écoute « active »
Beaucoup de récits de personnes ayant quitté le streaming convergent vers une idée-clé : l’écoute redevient un acte. Quand on doit choisir quel album embarquer sur son baladeur, quel disque mettre sur la platine, ou quel CD glisser dans le lecteur, la musique cesse d’être un flux ininterrompu pour redevenir un rendez-vous.
On redécouvre le plaisir de fouiller dans sa propre bibliothèque plutôt que dans un catalogue abstrait. On redécouvre des albums en entier (intro, morceaux « faibles », transitions) là où les playlists privilégie seulement quelques singles. On assiste au retour de la radio locale, des fanzines, des recommandations d’amis comme principaux vecteurs de découverte musicale.
Loin d’opposer en bloc le streaming et le physique, ce mouvement redessine les usages : le streaming pour explorer, jeter une oreille, accompagner des tâches … et les objets (vinyle, CD, MP3 local) pour les œuvres que l’on souhaite vraiment habiter et garder.
Vers un futur hybride
Ce « retour en arrière » technologique n’est pas une révolution de masse (les chiffres globaux restent largement en faveur du streaming), mais il révèle une mutation plus profonde du rapport à la musique. Après l’euphorie de l’accès total, une partie des auditeurs et des artistes cherche un équilibre : plus d’intention, plus de contrôle, plus de lien direct, moins de dépendance à un modèle unique.
Demain, il est probable que coexistent :
- des plateformes de streaming (classiques ou plus équitables) pour la découverte et la mobilité,
- des systèmes de vente directe et d’abonnements fans (Bandcamp, Patreon, etc.),
- une culture renouvelée de l’objet musical comme trace, comme fétiche, comme média sensoriel complet. Ou comme marqueur physique d’une période de notre vie.
En d’autres termes, quitter Spotify (et/ou autres plateformes de streaming musical) n’est pas seulement un geste nostalgique : c’est parfois un acte politique, écologique, économique, mais surtout culturel. C’est la tentative de réécrire le contrat entre l’oreille, l’artiste et le médium lui-même, à l’heure où tout le reste du numérique pousse vers le flux, le scroll et l’oubli.







