
Perdu au cœur d’une forêt de cèdres centenaires, à 500 mètres d’altitude dans les montagnes de Fukui, Eihei-ji (永平寺) semble défier le temps et l’agitation du monde moderne. Ce complexe monastique, l’un des deux chefs de file du Soto Zen au Japon, n’est pas un simple monument touristique. C’est aussi un laboratoire vivant du « shikantaza » – littéralement « juste s’asseoir » – où 200 moines pratiquent quotidiennement une discipline rigoureuse depuis 1244.
Ici, pas de dorures ostentatoires ni de foules compactes. Eihei-ji incarne l’essence brute du zen japonais : simplicité, silence, persévérance. Fondé par le maître Eihei Dogen (永平道元) après son exil forcé de Kyoto, le temple est resté fidèle à sa vocation originelle : former des moines à travers une pratique qui embrasse chaque geste quotidien, du balayage des feuilles mortes à la méditation prolongée sur un simple tatami.
Dogen et la naissance d’un zen « japonais »
Dogen (1200-1253), né à Kyoto dans une famille aristocratique, n’était pas destiné à la vie monastique. Orphelin jeune, il entre au temple Kennin-ji avant de partir pour la Chine en 1223, où il rencontre le maître Nyojo et reçoit la transmission complète du Soto Zen. De retour au Japon en 1227, il fonde d’abord Kosho-ji à Uji, mais les tensions avec les moines locaux – qui voient d’un mauvais œil ses enseignements « étrangers » – l’obligent à fuir un incendie criminel.
Invité par le samouraï Hatano Yoshishige dans la province d’Echizen (actuel Fukui), Dogen pose les bases d’Eihei-ji en 1244. Le nom même du temple – « Temple de la Paix Éternelle » – reflète sa mission : offrir un refuge montagnard où pratiquer le zazen sans les distractions du monde profane. Contrairement au Rinzai Zen (plus intellectuel, dont l’un des temples principaux est le Daitoku-ji), le Soto de Dogen met l’accent sur la pratique corporelle et immédiate : s’asseoir, respirer, être présent, sans chercher d’éveil spectaculaire.

Un complexe monastique géant : 70 bâtiments, une seule discipline
Étendu sur 33 hectares, Eihei-ji comprend environ 70 bâtiments reliés par des galeries couvertes qui protègent des neiges abondantes de l’hokuriku (décembre à mars). Le bois utilisé provient exclusivement des forêts environnantes, créant une osmose parfaite entre architecture et nature. Les visiteurs parcourent un circuit balisé (500 yens), sac à chaussures en main, dans un silence quasi religieux.
Les bâtiments emblématiques
- Sanmon (Porte principale, 1749) : Plus ancien édifice debout, gardien symbolique de l’entrée. Les aspirants moines doivent y rester debout une journée entière, même en plein hiver, pour tester leur détermination. Au sommet, le Rakan-do abrite 500 disciples du Bouddha (non accessible au public).
- Butsuden (Salle des Bouddhas) : Au cœur du complexe, trois statues trônent : Amida (passé), Shakyamuni (présent), Miroku (futur).
- Sodo (Salle des moines) : 150 moines s’y alignent sur un tatami chacun (1x2m) pour le zazen quotidien. Zone sacrée, silence absolu.
- Hatto (Salle des conférences) : Bâtiment culminant (1843), lieu des trois offices quotidiens et des conférences. Possède une statue centrale de Kannon, flanquée de lions A-Un. Les moines y récitent les sutras à l’aube pendant plus d’une heure.
- Joyoden (Salle du fondateur) : Mausolée de Dogen (image et cendres), entouré des dépouilles de ses successeurs.
- Daikuin (Cuisine) : Trois étages + sous-sol pour préparer les repas végétariens shojin ryori.
- Yokushitsu et Tosu (Bains et toilettes) : Lieux de purification rituelle, silence obligatoire. Le Tosu abrite Ususama-myoo, divinité de la pureté.
- Shorodo (Beffroi) : Cloche de bronze de 1327 sonnée quatre fois par jour (zazen matin/midi/soir + coucher).
- Sanshokaku (Salle de réception) : Plafond orné de 230 peintures florales et aviaires par 144 artistes différents – joyau caché du circuit touristique.
- Shidoden (Salle commémorative) : On y retrouve des milliers de tablettes funéraires, ainsi qu’un cordon de prière en cerisier long de 18m (symbole de paix post-1945).
- Le Kichijokaku, bâtiment moderne pour les laïcs, offre dortoirs, bains et salle de zazen dédiée.
Shikantaza : « juste s’asseoir », toute une philosophie
Eihei-ji incarne le Soto Zen de Dogen : le zazen n’est pas une technique pour obtenir l’éveil, mais l’éveil lui-même. Les moines pratiquent shikantaza – posture droite, respiration abdominale, esprit vide – plusieurs heures par jour. Lever à 3h (été) ou 4h (hiver), offices, repas silencieux en oryoki (bols emboîtés), corvées collectives en samue (tenue de travail), tout est prétexte à la pratique.
Pour en savoir plus sur zazen et l’application du zen au quotidien, je vous recommande le livre de Taisen Deshimaru : Zen au quotidien, la pratique de la concentration.
Shukubo : vivre comme un moine (presque)
Dormir à Eihei-ji via le programme Sanro (shukubo) est une expérience unique : 2 repas shojin ryori (végétariens zen, servis en oryoki), 2 sessions zazen (40 min soir/matin), Office du matin au Hatto et visite guidée des lieux sont prévus.
Le couvre-feu est à 21h pour un réveil entre 3 et 4h. Silence strict aux bains, repas, zazen. Les chambres sont spartiates mais vastes. Depuis 2019, l’hôtel Hakujukan offre une option plus confortable à l’entrée. L’International Zen Workshop (IZW) propose des retraites plus longues avec conférences sur Dogen.

Eihei-ji aujourd’hui : un zen vivant
Eihei-ji n’est pas figé dans le passé : 200 moines y vivent et pratiquent quotidiennement, balayant les feuilles mortes avec une énergie surprenante après les offices matinaux. Le temple reste fidèle à Dogen : « Si votre esprit est clair, pas besoin de maître zen, pas besoin de Bouddha, rien n’est nécessaire » (Seung Sahn).
Ce havre montagnard rappelle que le zen n’est pas dans les mots ou les concepts, mais dans le corps assis, le souffle régulier, le balai qui glisse sur le sol. Eihei-ji n’enseigne pas : il est l’enseignement.






